Sans grandiloquence

Invitée par le Centre de Recherches Européennes en Education Corporelle à l'Université des Sciences Humaines de Strasbourg lors du Colloque International sur La danse, une culture en mouvement, Valérie Folliot prononce une communication sur l'esthétique de Jesus Hidalgo, les 7, 8, 9 mai 1999, CREEC - Université des Sciences Humaines, Strasbourg.


SANS GRANDILOQUENCE


Sémiologie des œuvres du chorégraphe Jesús Hidalgo Étude du paradigme de style, d'empreinte ou d’expression de soi (
1)

Jesús Hidalgo est né en Espagne. Il réside en France depuis 1988. Sa vie personnelle et artistique est marquée par ces deux pays limitrophes qu’il traverse et qui le traversent. Toute sa personne transpire de ces cultures cousines ; elles saturent son esprit, son imaginaire, son corps, sa Chair ; elles alimentent son inspiration et lui dictent une pensée bilingue. Sa conscience du présent reçoit d’innombrables impressions bondées de réminiscences et de sensations liées à la stupéfaction du naufragé, à l’entrée ici et maintenant du nouveau-né, à l’état suprême de "l’être-au-monde" dirait Paul Virilio. Il poursuit sa formation initiale à l’Institut del Teatre de Barcelone. C’est dans cette ville qu’il travaille pour Carolyn Carlson, Larrio Ekson et la Compagnie Metros. Il découvre la démarche de Pina Bausch puis fait la rencontre de Karine Saporta qui l’engage alors comme danseur du Centre Chorégraphique National de Basse-Normandie. Il y trouve sa place de 1988 à 1991 et fonde sa Compagnie AlleRetour en 1990 qu’il base à Caen. Les circonstances lui offrent l’occasion d’entreprendre un échange imminent avec Suzan Buirge. Entre la France et l’Espagne, les tournées à l’étranger, entre son travail de chorégraphe, ses activités de pédagogue et celles de danseur, entre la danse, la vidéo, la musique, le théâtre, les arts plastiques, il a créé quinze chorégraphies à ce jour dont chacune échappe au schéma des espagnolades habituelles, du pittoresque hispanisant, des évocations folkloriques. Quand il expose sa terre natale aux feux de la rampe, il en délivre une représentation à tiroirs, filtrée et comme mise en abyme afin que nul n’en décrypte la sapientia.

Pour lui, l’Espagne reste le lieu des origines, un lieu-de-départ fondateur et fondamental, un lieu comme un lit, comme un berceau, d’où procède l’élan, la villégiature, avec ou sans aller-retour… Jesús Hidalgo compose des chorégraphies comme l’on écrit son journal afin de tromper le manque, l’oubli. Il chorégraphie comme l’on tient son carnet de bord en route afin de retrouver son chemin. Et il invite son double (ici, son épouse et interprète, la danseuse Emanuela Ciavarella). Ensemble, dit-il, on s’élance dans ce voyage où "chacun sera les jambes de l’autre, les bras de l’autre, la vue de l’autre, la pensée de l’autre" (2). Toujours en partance vers un à venir ou un devenir que l’on espère voir se matérialiser, orientés comme vers le soleil, vers des pôles définis, vers une proche escale, vers une prochaine étape que l’on cible en pointant son cœur du regard, tournés vers une station au-delà de soi mais à portée des possibles, située sur une ligne de front, sur une crête, une frontière, dans un entre-deux, à la lisière des mondes, à la limite de la réalité et du rêve, sur l’arête des versants inconnus du réel, de ceux qui départagent les espaces d’un itinéraire dont l’être seul s’évade à l’envi. "C’est l’articulation du regard et de l’ouïe qui rend compte de "l’assomption symbolique" du sujet." écrit Denis Vasse. Cette assertion se vérifie dans les œuvres d’Hidalgo dans la mesure où la récurrence des paroles en scène induit le désir de céder ou bien de retenir sa voix. Cette propension à user du verbal dans le spectacle dansé en usant du texte s’inscrit dans une logique qui, selon Adolphe Appia, transcrit le temps musical par le corps ; déjà, dans l’espace du drame romantique, Richard Wagner préconisait une liaison plus étroite entre la poésie, la musique et la danse. Cette démarche nous inspire d’une part, les créations théâtrales et lyriques en vogue sous l’Ancien Régime, d’anachroniques mais heureuses retrouvailles avec les ressorts du Ballet de Cour et de l’Opéra-Ballet ; cette inclinaison à jouer de la voix tout en mettant en scène des corps dansants nous incline, d’autre part, à reconsidérer l’expressivité des cordes vocales, à y percevoir la valeur ontologique de la personne qui parle, qui chante, qui émet des sons en modulant le grain de sa voix, en offrant son timbre particulier, sa couleur. L’éloquence du jeu scénique procède aussi des enjeux secrets que recèle l’épaisseur charnelle et vibratoire, cardiaque, du danseur. L’interaction entre celui qui dit et celui qui écoute, qui réagit aux actes de la parole, cette interaction amplifie la tension ; elle accuse alors la réciprocité de l’échange entre les interprètes.

Avec Volets (1994), Jesús Hidalgo prend un tournant. Il se distancie des influences. Il se lave des réflexes conditionnés en simplifiant son langage ; il le différencie en l’émondant. La structure de ses œuvres se construit avec une acuité de la dispositio sans pareille. Il en contrôle les aspects et ne prétend rien laisser au hasard. Dans Volets, le trio joue le drame de ceux qui s’adonnent au combat de la vie active où, pour exister en regard de la société qui souvent vous toise, il vous faut occuper une place : ce qu’ils dansent au seul moyen scénographique des chaises et des lampions."Accompagnés par une bande son de Rebecca Garcès, de laquelle émanaient les sonorités d’une musique d’antan trop écoutée confondue dans une partition instrumentale lyrique entrecoupée par des bribes de conversations extraites d’un film ancien, les danseurs (…) trépignent d’impatience. Ils sont modestement assis sur leurs chaises respectives. Ils balancent leur jambe dans un "aller-retour" pour balayer l’ennui. Ils semblent n’avoir qu’un seul but ici : chasser le chagrin de devoir attendre comme ça indéfiniment. Seul l’espoir de voir s’ouvrir une porte paraît leur permettre de tolérer l’insulte qui les accule à se contenter d’une chaise pour toute aire de jeu. Ne rêvent-ils pas chacun à l’instant où ils vont passer le seuil ?" Dans Volets, les intentions se précisent ; elles dépeignent la mise à l’écart de l’exclu ; elles dessinent la position de l’étranger en marge ; ces visions nous sont procurées notamment par la figuration du corps assis, cloué sur une chaise dans l’insoutenable huis clos d’une salle d’attente : "… mais qu’un pas de porte s’entr’ouvre, aussitôt l’enthousiasme déferle (…) Leur énergie combative pallie à l’angoisse du néant : ils remuent beaucoup d’air et s’acharnent à tuer courageusement la peur de ne jamais être à la hauteur. Tout trois s’abandonnent avec foi aux saltations, virevoltes et coups de sang entre chaque station sur la fameuse chaise (…) La chaise… elle stigmatise toute la pesanteur du monde qui entrave l’émancipation des désirs. (…) Mais toujours cette entrave foncière plane au-dessus de leurs têtes et les projette à terre afin qu’ils goûtent aux saveurs de la poussière" (3). Les assauts, les envolées furieuses, exaspérées, les prémunissent de l’humiliation. Quand ils s’envolent à force de pérégrinations, de poursuites, de courses et de traques à corps perdus, éperdus de détermination jusqu’à la folie, ils tolèrent d’être refoulés avec bonne grâce et dignité, sans maudire. Ils consentent à se résigner, un laps de temps cependant, puis ils contre-attaquent.

Bien sûr, l'économie de moyens traduit d'une part une rigueur d'esprit mais aussi, d'autre part, un rigorisme conjoncturel. Pourtant, il faut reconnaître à Jesús Hidalgo la richesse esthétique de ses modes d'expression. Nonobstant la ténuité des artifices, quand bien même l’épure, ses créations depuis le début des années 1990 explorent autant les registres du pathétique (Les Promises, 1993 ; Volets, 1994 ; Próxima parada, 1999), le cynisme tragi-comique (Mañana ya veremos, 1998 ; Je t'attends à cinq heures, 1998) que l'abstraction cérébrale (Passagers, 1996 ; Personne n'habite plus au 3ème étage, 1997). Sans costumes envahissants ni décors ostentatoires, sous une conduite lumière et un accompagnement sonore savamment orchestrés, la danse de Jesús Hidalgo réunit vitalité, saltation, amplitude, phrasé, précision, contrôle, musicalité ; elle échappe au superflu et méprise le brio des nouveaux académismes. Bien sûr, la primauté du geste l'emporte ; mais une mise en scène s'ingénie toutefois à chorégraphier le discours parlé quand les sous-conversations fusent, quand les soliloques ou les monologues s'affrontent aux silences des corps programmés dans leurs mouvements, dans une synergie proche de celle des machines. Or, bien que des phrases échappent au naufrage des bruits, du chaos, des sons inintelligibles, le texte quand il survient et s'additionne à la chorégraphie ne mime jamais le théâtre. Comme la musique, le texte dit, chanté, craché ou à peine audible, ajoute à la partition dansée ; la voix est un matériau ainsi que tout autre muscle du corps humain ; tréfonds où la personne se cristallise, elle en est par ailleurs l'ultime signe distinctif. En usant de son timbre, en la modulant à des fins quasiment littéraires, en la stylisant, en l'agrémentant d'une mimique chargée de symboles, il semble que pour Jesús Hidalgo la théâtralisation de la danse procède d'une revendication première au droit de cité : l'essentiel droit d'exister.

Chorégraphe de l'agir et du dire, sa danse peut souvent se penser en termes de dramaturgie. Aussi conduit-il ses danseurs à joindre en scène le geste à la parole ce qui les pousse à doublement témoigner d'eux-mêmes et à s'engager plus avant… d'où l'éclosion précieuse et nécessaire des mots par instant paroxystique évadés… d'où cette intrusion soudaine de répliques ordinaires dérivant vers les cris et l'emphase qui déborde des limites du soutenable... d'où le crissement inattendu du hurlement crispé d'hystérie, dévoré par une tension nerveuse générée à cause d'un corps qui a trop longtemps réprimé son moi... d'où cette prise de parole qui explicite les actes et qui exprime le suprême besoin d'être entendu, regardé, écouté, reconnu, accepté comme tel, aimé dans l'intégrité de sa chair. (Mañana ya veremos, 1998 ; Je t’attends à cinq heures, 1998) Quand elle se produit, la surenchère verbale marque dans la danse une pause évidente, une latence qui provoque peut-être une crainte mais qui souligne aussi son corollaire temps de réflexion : l'intrusion de la voix établit une mise à distance qui impose le respect. Même tonitruante, la voix qui s'élève crée un silence qui insuffle à la gestuelle sa respiration. Alors que les ensembles s'épuisent à force de propulsions tourbillonnantes, téméraires parfois, alors que les danseurs accordés bondissent en attitude, sautent et traversent l’air en des pirouettes incisives, alors qu'ils s'élèvent avec panache ou précipitent leur masse dans des marches qui s'accélèrent et deviennent de véritables déferlements en cohue, tandis que les chutes au sol se récupèrent et se ramassent en vrilles avec la tonicité du réflexe de survie, c'est à fréquence récurrente qu'une voix ponctue l'espace-temps de la danse, par trop organique et par trop dévidée, sans fins ni conscience.

Cette voix, même quand elle murmure des propos imperceptibles mais présents néanmoins (Personne n’habite plus au 3ème étage, 1997), rompt la mécanique dépersonnalisée des danses de groupe. Est-elle injonction ? Ordre ? Elle rappelle l'esprit à l'écoute des choses. Elle sauve les corps, fondus dans leur propre kinesphère et oublieux de toute extériorité ; elle, la voix, extirpe le sujet de la matérialité hypnotique des gestes qu’il danse avec la jouissance du virtuose ; elles, ces paroles soudaines, sauvegardent du mutisme ces corps en réclusion dans le cours des actes. La voix pose implicitement l'exigence d'établir une relation humaine concertée ; être de concert ; être accordé suppose que l’on se fonde l’un dans l’autre et que l’ensemble des danseurs s’harmonise au point de susciter l’illusion d’un corps collectif homogène qui serait allégorique de la Danse : la voix articulée induit une dialectique qui doit pouvoir s'introduire entre les corps "actants". Dans un élan égal à celui de la narrativité du geste, Jesús Hidalgo œuvre avec minutie à la composition plastique de ses tableaux de genre : nulle dissimulation, nul trompe-l'œil. Tandis que s'esquissent à peine les désirs galants, les attirances sexuées s'émoussent vite en une étreinte courtoise et retenue. Les interprètes ne dérogent que peu à leur ligne de conduite envers autrui, généralement pudique et respectueuse, légèrement hautaine car détachée de toute gravité, exempte de lourdeur, sans pesanteur, sans marque de souffrance. En quelque manière, leur démarche figure les codes de la bienséance entre les hommes et les femmes. Cependant, de subreptices écarts se produisant entraînent parfois les sujets dans l'obscène, d’où la dénonciation des interdits sexuels.

Quoique Jesús Hidalgo s'efforce d'élaborer une circonscription des lieux au travers desquels les danseurs ressassent leurs pensées, à force de répétitivité, au rythme des allées et venues, tandis qu'ils balisent de leurs pas assurés les sentiers autorisés, les comportements déportent dans la marge. En dépit d'une volonté d'atteindre à l'ascèse, la fantaisie surprend, reprend ses marques et profile sous le masque de l’étrange, l’ère des libertés.

                                                                                                    Valérie Folliot

BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE :
Aristote, Poétique, Editions Le Livre de Poche, Collection "Classique", 1990.
Roland Barthes (1973), Le plaisir du texte, Editions du Seuil, Collection "Points-Littérature", 1982.
Denis Vasse, L’ombilic et la voix, Editions du Seuil, Collection "Le Champ freudien", 1974.

 

NOTES :
1. Par "style", nous renvoyons à la notion rhétorique de figures de style, ou tropes, considérant ces termes comme désignant certains lieux de la pensée. Le Petit Robert précise que le trope signifie étymologiquement "tour, manière". Par ailleurs, le trope désigne en outre les premiers drames liturgiques chantés et mimés par les moines tropaires dans les églises entre les Xe et XIIIe siècles. Dès le milieu du Moyen Age en Occident, les instances ecclésiastiques voient dans les correspondances entre le langage verbal et le langage gestuel le moyen d’accentuer l’expressivité de l’homélie de sorte que les fidèles analphabètes, captivés par la fascination de ces fresques vivantes, s’ouvrent progressivement au message du Christ délivré par l’Eglise.

En didactique, le trope est une figure par laquelle un mot ou une expression sont détournés de leur sens propre. Or, du point de vue d’une étude stylistique de la danse, quel autre concept que celui de trope ou de figure se prête-t-il mieux à la lecture critique des compositions chorégraphiques ? Aussi nous convient-il d’aborder l’art de la danse comme un texte, soit comme un tout dont la cohésion discursive revêt une véritable signifiance qui interpelle le témoin de l’insigne catharsis. Aussi Roland Barthes dans Le plaisir du texte (1973) nous exhorte à méditer sur la texture de l’œuvre afin d’entendre le non-dit de l’auteur. Texte veut dire tissu. L’entrelacs du fil des pensées produit, selon lui, le sens. Des liens se nouent lors de l’accomplissement du jeu, lors de la représentation des actes du corps en scène. Il existe en effet du "texte" (c’est-à-dire, du langage) dans la chorégraphie parce que celle-ci procède d’une intentionnalité et d’intentions. " Le texte a une forme humaine, c’est une figure, une anagramme du corps ? Oui, mais de notre corps érotique. (…) Le plaisir du texte, c’est ce moment où mon corps va suivre ses propres idées " (Le plaisir du texte (1973), Editions du Seuil, Coll. Points-Littérature, 1982, 30). Enfin, la danse ne communique-t-elle jamais que du langage ? Pour faire sens, n’est-elle pas tenue de s’exposer au libre arbitre de la subjectivité sélective, à la partialité de nos interprétations ? Etablir les éléments tangibles sur lesquels nos lectures se fondent : tel est l’objet notre méthodologie.

Par "empreinte", nous considérons le langage comme un mode d’inscription de l’homme dans son environnement. En conséquence, les effets de style ou figures de rhétorique deviennent de vrais modes "d’expression de soi" symptomatiques d’une relation à la Loi. Le style à l’œuvre dans les créations met à nu le créateur et son spectateur quand celui-là le dénote. Du XIIe siècle à la Révolution, une tradition curiale veut que la danse soit l’accompagnatrice et la révélatrice du corps qui chante : la danse figure la musique instrumentale ; elle stylise l’indicible en ajoutant à la poésie qu’elle orne. On lui confère des pouvoirs subliminaux. En latin, figura signifie forme ; la figure illustre donc l’esprit en acte ; elle est la pensée incarnée ; elle anime et magnifie les discours. Paul Valéry dit que " dans l’ordre du langage, les figures, qui jouent communément un rôle accessoire, semblent n’intervenir que pour illustrer ou renforcer une intention. " La danse relève donc à la fois de procédés hyperboliques et du sublime. Elle souligne l’unicité et fait de l’individu un être d’exception. Aristote au chapitre 1 de la Poétique assure que " l’art des danseurs imite par le rythme seul, sans mélodie. C’est en effet aussi à travers des rythmes figurés par les pas de danse que les danseurs imitent caractères, émotions et actions. " La danse relate sinon des histoires, du moins les choses de la vie courante(s). Puisqu’elle est mimétique, elle restitue la réalité sans souci de vraisemblance. Elle est d’abord la poésie du corps qui s’exécute hic et nunc, vibrant au gré de pulsations ce pourquoi la danse nous raconte tant.

2. Argument de Jesús Hidalgo écrit pour Próxima parada, Octobre 1998.

3. Valérie Folliot, "A toute volée", Télex danse, Janvier 1995.


                                                                                  

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