Michaël Denard dans LOiseau de Feu par Sylvia Chaban (version 1970)
" Giselle, Roméo, Juliette, Hamlet, la Sylphide, le Cygne, lOiseau tous ces héros meurent et nen sont que plus vivants dans notre sensibilité. Dans les ballet romantiques, mais aussi dans les uvres contemporaines, la mort est un thème fréquent, sans doute parce quelle reste la véritable interrogation de lhomme, son authentique angoisse et sa seule issue. De tous les chorégraphes actuels, Maurice Béjart est peut-être celui qui a le mieux transcendé la mort dans ses ballets. Quoi de plus lumineux et de plus bouleversant que cette agonie et cette mort de lOiseau qui, loin dêtre une fin, éclate en apothéose, en espoir, en foi dans léternel à travers cette renaissance du phénix à la vie ? La mort se "vit" alors comme une étape recherchée, désirée, nécessaire à laccomplissement de soi ou au bonheur dautrui, mort-sacrifice portant en elle limmortalité ; elle ouvre ainsi laccès à la sérénité, à la félicité suprême prônée dans les philosophies orientales.
Outre Roméo et Juliette et cet Oiseau de feu qui prit son envol en octobre 1970, Michaël Denard a interprété trois autres chorégraphies de Béjart : Comme la princesse Salomé est belle ce soir, Serait-ce la mort ? et Webern opus v, trois variantes sur les thèmes de la vie, de lamour et de la mort.
Comme la princesse Salomé est belle ce soir marque en fait la rencontre, par lintermédiaire de Josyane Consoli, de Maurice Béjart et de Michaël Denard. Cest leur premier travail ensemble. Depuis longtemps, le chorégraphe avait promis à Josyane, alors soliste à lOpéra-Comique, un pas de deux ; mais il lui avait dit : " Trouve-toi un partenaire ! ". Michaël, qui navait pas encore interprété de grands rôles mais quelle avait remarqué, fut ce partenaire. Qui dautre que lui aurait pu être ce Jean-Baptiste si peu conventionnel, victime fascinée et fascinante auprès dune Salomé insolite ? ( )
Cet étrange pas de deux souvre avec quelques accords de la Salomé de Richard Strauss et déroule sa danse de séduction et de mort sur des chants et des cris doiseaux (Oscar Wilde na-t-il pas écrit "Salomé est un oiseau" ?) dans le décor nu du théâtre où le seul accessoire est une barre.( )
De tous les danseurs qui ont eu à interpréter cette phase ultime de la vie, ce passage vers le grand mystère métaphysique, Michaël Denard est certainement celui qui la abordé avec le plus de "transparence", de pathétique aussi. Est-ce son interprétation de Comme la princesse Salomé est belle ce soir qui a conduit Béjart à le "faire mourir" dans trois ballets sur cinq quil a dansés ? ( ) Toutefois, pour mieux éprouver le potentiel artistique et dramatique quil devine chez le jeune danseur, Maurice Béjart linvite à danser avec le Ballet du xxe siècle à Bruxelles, dans son "Roméo", en août 1970. ( ) Lépreuve se révélera satisfaisante puisque à la suite de cette prise de rôle naît LOiseau de feu le 29 octobre de la même année, à Paris cette fois, et dans le cadre de lOpéra, émigré au Palais des Sports.
LOiseau de feu ! Tout a contribué à faire de ce ballet lune des uvres les plus célèbres et les plus dansées du monde entier. Tout sest conjugué pour offrir cette fête du geste et de lâme : la musique de Stravinski, le thème choisi par Béjart, rénové, actualisé cet Oiseau Phénix, symbole de toutes les luttes pour la liberté, messager despoir, au-delà de la mort puisque sans cesse renaissant -, la chorégraphie percutante et surtout lincomparable interprétation de celui sur qui fut sculpté le ballet ! Nul plus que Michaël na mieux incarné cet hymne enflammé, cette fulgurance de lumière, cette déchirure de feu ; nul autre que lui na su frémir denthousiasme ni rendre aussi palpables les vibrations de lagonie !
La première représentation fut une révélation, un bouleversement esthétique et spirituel tant la beauté et lémotion ont fait naître une véritable communion entre lartiste et le public. Succès immédiat jamais démenti ! Les critiques saluèrent la prestation de Michaël Denard en la qualifiant de fabuleuse. Toutes les représentations qui ont suivi, à Paris ou ailleurs, jusquaux émouvantes dernières (et quelles dernières ! plus richement ressenties, plus intensément vécues sil est possible), données en juillet 1982 pour le festival de Carpentras, ont vu se renouveler la même envolée flamboyante. Tous les publics ont acclamé et parfois couvert de fleurs lhomme-oiseau, maître de lespace et du temps.
Plus que les deux premières variations qui marient un brio presque agressif aux accents lyriques dans deux superbes trajets où la légèreté, la fougue, la vélocité du danseur évoquent lenvol, cest peut-être au moment de la "berceuse" que culmine la beauté, par la pureté et lémotion qui se dégagent de chaque geste, de chaque élan brisé, des mains et des bras frémissants, de linflexion de la nuque, du tremblement dun corps que la souffrance fait tressaillir et qui, peu à peu, sabandonne à la mort, après un ultime regard, un dernier appel du bras qui se tend, qui se dresse vers le ciel. Le regard, les bras, tout au long du ballet, sont les éléments essentiels de la vie du Phénix, de son impact sur les autres ; cest avec eux quil observe, rassemble, appelle, entraîne, séduit. Eclair bleu des yeux qui étincellent, ligne ondoyante et précise des bras déployés tels des ailes. De leur intensité, de leur précision, dépend le sens même du ballet. Autant, sinon plus, que lenchaînement des pas, cest ce que Michaël transmet aux jeunes qui sessaient dans ce rôle merveilleux quil aura marqué dun sceau éclatant.
Souvenirs, souvenirs Lapparition silencieuse des partisans du Phénix, à la création tous choisis par Michaël il y avait Brigitte Lefèvre, Jacques Garnier, Jean Guizerix, Richard Duquesnoy, Pierre et Pierrette Malarte unis dans un même mouvement, ombres bleutées dans la lumière crépusculaire Le regard plus exalté, plus tendre et plus déterminé de lun dentre eux Souvenirs ce vêtement sombre qui se déchire et laisse jaillir lOiseau ce cercle de partisans où se transmet, comme une onde magique, lardeur, la foi de lOiseau devenu meneur, chef, âme de chacun Souvenirs cette diagonale où le corps senvole vers les étoiles et se pose, léger, précis ; les jetés étourdissants, les arabesques amples, longuement tenues, à la rupture de léquilibre les dégagés à la seconde, la jambe dappui pliée, les bras ouverts, comme crucifiés, la tête inclinée, symbole lyrique et sublime de la souffrance consentie, les derniers soubresauts, haletants, avant limmobilité encore frémissante Souvenirs la vague faite de tous les autres oiseaux qui inlassablement déferlent sur le Phénix inanimé ; sa renaissance dans un flot de lumière et la chaîne mouvante des partisans et des oiseaux mêlés, hommes de même espoir et de même souffle Souvenirs le silence qui suit laccord final, prolongé comme un écho et le triomphe, le tonnerre des applaudissements qui déferlent vers une scène où, encore oiseau, Michaël, le visage défait, les yeux perdus, lâme ailleurs, peut-être là-haut vers linfini étoilé, redevient peu à peu humain. Souvenirs inoubliables de ce bonheur partagé, de cette communion dans lémotion, moments privilégiés qui sont sans doute aussi la récompense suprême de lartiste ! "
Sylvia Chaban
Michaël Denard, étoile de lOpéra de Paris (monographie)
"Vers le ballet contemporain", p.p. 132-135
Editions dart Somogy, Paris, 1991