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Stravinski : L’Oiseau de feu

"Les quatre-vingts années de succès international de L’Oiseau de feu (Zhar-ptitsa, en russe)
nous font oublier à quel point il s’agissait à l’origine d’une œuvre paradoxale. Cette
composition au caractère "russe" très emprunté n’avait en effet aucun antécédent dans l’art
russe et fut expressément créée pour un auditoire non russe. Et ceci parce que le ballet russe,
avant L’Oiseau de feu, était en réalité français, et que seules les circonstances de sa
réintroduction en France l’obligèrent à devenir russe.

Au bord de la faillite après sa première saison russe à Paris en 1909, au cours de laquelle il
avait présenté des spectacles à la fois d’opéra et de ballet, Serge Diaghilev s’aperçut que les
ballets avaient réussi là où les opéras, beaucoup plus onéreux, avaient échoué, et, "allant à
l’encontre de son propre goût" (selon l’expression peut-être pas tout à fait sincère de son
principal conseiller, le peintre Alexandre Benois), l’impresario décida de limiter ses spectacles
parisiens à la danse. Ce sont pourtant les opéras de 1909 (Russlan et Ludmilla de Glinka, Le
Prince Igor de Borodine et La Jeune Fille de Pskov de Rimski-Korsakov) qui représentaient
un art russe authentique et, pour le public français, d’un exotisme séduisant (désormais, en
Occident, l’art russe devra être exotique pour être considéré comme authentique). Les ballets
(Les Sylphides, Le Pavillon d’Armide, Cléopâtre) étaient tous des stylisations du ballet
classique (c’est-à-dire français), mais d’un niveau d’exécution que les Français eux-mêmes ne
pouvaient plus atteindre. Les critiques firent comprendre à Diaghilev que si le ballet russe
devait continuer à avoir une raison d’être à Paris, il lui fallait développer un répertoire qui
puisse prendre la place des opéras, lesquels n’étaient plus économiquement viables, et qui
donne un "frisson" musical digne des émotions que procuraient ses danseurs, ses
décorateurs et ses chorégraphes.

Ce répertoire n’existait pas. Avant ce que Benois appela la "campagne d’exportation" de
Diaghilev, la force créatrice sous-tendant le ballet russe avait été importée pour l’essentiel
d’Occident. Depuis longtemps, les artistes progressistes et les intellectuels considéraient le
genre comme un vestige démodé de l’autocratie, un art pour les snobs et les coureurs de
jupons. A une superbe exception près – celle de Tchaïkovski (puis de Glazounov) –, le ballet
n’avait jamais attiré les meilleurs musiciens de Russie. On l’associait au divertissement vide
de sens, souvent interpolé de force, et aux compositeurs "spécialisés" (c’est-à-dire auteurs
d’une musique alimentaire), comme Ludwig Minkus, Cesare Pugni et Riccardo Drigo.
Rimski-Korsakov, par exemple, jura dans une lettre qu’il n’écrirait jamais de ballet (c’est lui
qui souligne), pour six raisons :
1. Parce que c’est un art dégénéré.
2. Parce que le mime n’est pas une forme d’art à part entière.
3. La pantomime dansée est extrêmement rudimentaire et conduit à une espèce de
symbolisme naïf.
4. Ce que le ballet a de mieux à offrir – les danses – est ennuyeux, car le langage de la danse
et tout le vocabulaire du mouvement sont extrêmement étriqués.
5. Le ballet ne nécessite pas de bonne musique.
6. La musique de ballet est généralement exécutée de façon bâclée et négligée.

Pour le cercle de Diaghilev, connu sous le nom de son éphémère revue d’art, Le Monde de
l’art, la perspective était quelque peu différente. Précisément parce que le ballet était resté à
l’écart des principaux courants de l’art savant dans la Russie de xixe siècle, parce que c’était
un divertissement, parce qu’il était resté fidèle aux principes aristocratiques de la stylisation
classique, ce genre était beaucoup moins marqué que l’opéra par les vestiges honnis du
réalisme et n’était pas compromis par les préoccupations didactiques et le souci de
vulgarisation qui encombrait la littérature russe moderne. Le ballet était un domaine attirant
pour le type de jeu créatif pur et sans entraves qui constituait l’essence de l’art
aristocratique renaissant de l’"Age d’argent" russe, en particulier depuis l’avènement de
Michel Fokine, le chorégraphe réformateur de Diaghilev, lequel était résolu à affranchir le
ballet des maux que Rimski-Korsakov avait répertoriés sous les numéros 2 et 3 dans sa lettre
de doléances.

Le choix de l’Oiseau de feu comme sujet de l’œuvre qui allait inaugurer une nouvelle ère
pseudo-nationaliste dans le ballet russe était presque prédestiné. Emblème de la magie
bénéfique et de la beauté pure dans le folklore russe, l’Oiseau de feu, insaisissable, vif,
radieux, était la métaphore parfaite de l’art lui-même tel que le concevait le cercle du Monde
de l’art : l’"oiseau libre" de l’inspiration, "aux ailes légères et bienveillant" que célébrait le
poète Alexandre Blok.

Il n’existait pas de conte ou de légende populaire russe dont l’Oiseau de feu fût le
personnage central. Fokine élabora l’argument du ballet à partir d’une idée judicieuse de
Piotr Potiomkine, poète mineur et balletomane qui fit son entrée dans le cercle de Diaghilev
en devenant l’amant de Walter Nouvel, futur nègre de Stravinski pour son autobiographie.
Se remémorant sans doute certains vers de Iakov Polonski que tout enfant russe apprend
encore par cœur, Potiomkine rassembla quatre thèmes de contes populaires traditionnels :
l’Oiseau de feu, le Sorcier maléfique, la Princesse captive et le Prince libérateur. L’intrigue fut
constituée sur la base de deux histoires. Le Conte d’Ivan Tsarévitch, l’Oiseau de feu et le
Loup gris, l’un des nombreux contes publiés par le grand collectionneur du xixe siècle
Alexandre Afanassiev (dont les livres devaient par la suite fournir les arguments de Renard
et de L’Histoire du soldat de Stravinski), était un récit de quête typique : Ivan Tsarévitch, le
"Prince charmant" russe, cherche l’Oiseau de feu avec l’aide magique du Loup gris et trouve
par la même occasion une princesse captive dont il fait son épouse (dans l’argument du
ballet, l’Oiseau de feu ne correspond pas à un personnage mais combine les rôles de l’objet
de la quête et de l’assistant magique). Le sorcier maléfique (nommé Kachtcheï dans de
nombreuses légendes et dans l’argument) vient d’un conte connu sous le titre de La Cithare
qui joue seule (Goussli-samogoudi), dans lequel Ivan Tsarévitch trouve l’œuf magique qui
contient la mort du sorcier, libère la princesse et l’épouse. Des éléments mineurs de l’intrigue
furent empruntés à une pièce satirique de Fedor Sologoub intitulée Danses nocturnes
(Notchniïe pliaski, 1908) et du conte populaire Vassilissa la belle, et d’autres éléments
furent suggérés par le fabuliste Alexeï Remizov, spécialiste des monstres imaginaires.

Dès le départ, on était parti du principe que c’est Nicolas Tcherepnine (1873 – 1945), le chef
d’orchestre attitré de Diaghilev, qui composerait la musique du ballet ; il avait déjà collaboré
avec Benois et Fokine au Pavillon d’Armide, l’un des ballets de 1909. Tcherepnine
commença en effet à écrire la partition (il en subsiste des vestiges dans son poème
symphonique Le Royaume enchanté) avant de se brouiller avec Fokine et de se retirer du
projet. Diaghilev s’adressa ensuite à Liadov, qui déclina l’offre non sans avoir tout d’abord
manifesté un certain intérêt (l’idée répandue selon laquelle il aurait accepté la commande
sans jamais l’honorer est fausse). Puis Glazounov refusa à son tour et c’est seulement après
la réponse négative d’un autre compositeur, Nikolaï Sokolov (1859 – 1922), que Diaghilev, en
désespoir de cause, se tourna vers le jeune Igor Stravinski, qui n’avait pas encore vraiment
fait ses preuves mais qui était en quelque sorte le suivant sur la liste ; Diaghilev s’était en
effet adressé aux compositeurs qui avaient arrangé les œuvres de Chopin pour Les
Sylphides, le grand succès de Fokine à Paris en 1909, par ordre de préférence. (L’œuvre qui
avait valu à Stravinski cette première commande est le Scherzo fantastique, que Diaghilev
entendit lors de sa création à Saint-Pétersbourg sous la direction d’Alexandre Siloti, le 24
janvier 1909. De nombreux auteurs ont affirmé à tort que Feu d’artifice aurait été exécuté au
cours du même concert. A l’époque de la première exécution de cette œuvre – également
dirigée par Siloti et qui eut lieu le 9 janvier 1910 – Stravinski travaillait déjà à L’Oiseau de feu.)

Le fait que le nouveau ballet était destiné à remplacer l’opéra dans les programmes de
Diaghilev, représentant ainsi le prolongement de l’opéra russe au xxe siècle, en a fortement
marqué la forme et le style. N’ayant pas d’antécédent immédiat dans le domaine du ballet
russe classique, ce nouveau ballet se plaça en héritier de la longue lignée d’opéras magiques
qui commençait avec Russlan et Ludmilla et se poursuivait à travers la merveilleuse série
d’opéras de Rimski-Korsakov, le professeur de Stravinski. La manière dont Stravinski opposa
le style de la chanson populaire russe associé à ses personnages humains (Ivan Tsarévitch
et les princesses) aux harmonies mystérieuses des personnages fantastiques (Kachtcheï,
l’Oiseau de feu) suit une tradition établie par Glinka quelque soixante-dix ans auparavant. Les
harmonies fantastiques de Stravinski sont elles-mêmes directement issues de celles de
Rimski. Une grande partie de la musique de Kachtcheï est fondée sur une "échelle magique"
de tierces majeures et mineures alternées, liée à une gamme de tons et demi-tons alternés qui
avait fasciné Rimski depuis l’opéra Sadko (1896) (dont le début préfigure de façon
saisissante celui de L’Oiseau de feu) ; cette gamme atteignit son apogée chez Rimski dans un
opéra intitulé Kachtcheï l’immortel (1902 ; révisé en 1906), qui se présente, à la fois par son
sujet et sa technique musicale, comme une sorte d’œuvre-mère du ballet de son élève.
Lorsque Stravinski se mit à écrire sa Danse infernale paroxystique, sa mémoire se déguisa
traîtreusement en imagination et lui proposa le thème principal de Kolo infernal, épisode
analogue de l’opéra Mlada de Rimski-Korsakov, dont Kachtcheï est également un
personnage. Quant à l’Oiseau de feu, une grande partie de la musique qui lui est associée
s’organise autour d’un accord chromatique de quatre sons si prégnant dans les derniers
opéras de Rimski-Korsakov qu’il en devient presque une signature.

De façon générale, aucun ballet ne s’est jamais autant rapproché de l’opéra que L’Oiseau de
feu. En effet, aucun ballet n’a jamais présenté une alternance aussi régulière, cohérente et
efficace sur le plan dramatique d’épisodes mimés et dansés, à l’instar du récitatif et de l’air
dans l’opéra. Pour la composition de la musique des épisodes mimés, Stravinski fut guidé
pas à pas par Fokine, suivant ses mouvements, improvisant au piano dans les premiers
stades du travail ; il en résulte une musique s’apparentant dans une large mesure à une
espèce de récitatif instrumental, notamment dans la confrontation entre Ivan Tsarévitch et
Kachtcheï. C’est de loin la musique la plus originale de la partition, la seule partie de
L’Oiseau de feu qui laisse pressentir les futurs ballets de Stravinski.

De même que les figures surnaturelles sont beaucoup plus présentes dans les ballets que les
figures humaines, les prolongements de l’harmonie chromatique de Rimski-Korsakov sont
beaucoup plus présents que les emprunts à la musique populaire russe. Les deux citations
connues de chansons populaires dans L’Oiseau de feu sont des khorovods (rondes) tirées
du recueil Cent Chansons populaires russes (1877) de Rimski-Korsakov. L’une d’elles, Dans
le jardin (Kak po sadikou), qui servit de base à la Rondes des princesses, avait été utilisée
par Rimski lui-même dans sa Sinfonietta sur des thèmes russes op. 31 (1884). L’autre, Le Pin
près de la porte (Ou vorot sosna rasskatchalassia), servit de base au couronnement final.
Ivan Tsarévitch est caractérisé par une mélodie qui est peut-être une invention de Stravinski,
mais que l’on peut rattacher au type populaire connu sous le nom de protiajnaïa, désignant
une ample chanson mélismatique (on l’entend pour la première fois […] lorsqu’Ivan
s’approche furtivement de l’Oiseau de feu, et elle accompagne ensuite la plupart de ses
pantomimes). Stravinski ne revint jamais par la suite à ce type de chanson très élaboré, qui
fut pourtant le genre populaire le plus exploité par les compositeurs russes du xixe siècle. "

Richard Taruskin
Traduction : Dennis Collins
C. 1993 Deutsche Grammophon GmbH, Hamburg

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