Tamara Karsavina
Ronald Crichton" Sa rare intelligence et son sens inné du théâtre ont fait de Karsavina linterprète idéale des ballets, très révolutionnaires à lépoque, de Michel Fokine. Danseuse étoile au Théâtre Marie, puis dans la troupe de Diaghilev, cest à elle autant quà Nijinsky que les Ballets Russes ont dû leurs premiers succès. Diaghilev avait du reste tout de suite reconnu ses dons exceptionnels et lui a toujours gardé une profonde affection. Elle retournait dans sa troupe sans cesse et a même dansé dans Petrouchka lors de la dernière saison des Ballets Russes à Londres en 1929. Fille dun célèbre danseur russe, Platon Karsavine, elle naquit à Saint-Pétersbourg et fut formée à lEcole du Ballet Impérial dabord, par Johanson, Guerdt, Sokolova et Cecchetti, ensuite à Milan par Beretta. Elle fit ses débuts au Théâtre Marie en 1902 et y parut dans un grand nombre de ballets dont le Lac des cygnes et Giselle. Karsavina a tout de suite souscrit avec ardeur aux plans de Fokine pour une réforme du ballet et sest ainsi tout naturellement trouvée attirée vers le groupe des jeunes artistes davant-garde qui formaient le noyau de la compagnie Diaghilev lors de sa première saison à Paris (1909). Karsavina était évidemment très admirée en Russie, où la sensibilité contenue et le superbe équilibre de son style contrastaient dune manière frappante avec la virtuosité bondissante de certaines de ses devancières ; en Europe occidentale, elle navait pas de rivale.
Karsavina avait un corps admirablement proportionné, des cheveux noirs, le teint dune pâleur lunaire et de grands yeux bruns foncé. Sa beauté, romantique et languissante, était pourtant sans froideur, elle avait à la scène une personnalité vive et chaleureuse. "Spectre ou Ondine, écrivait Levinson, âme en peine ou libellule, Karsavina ne dépouille jamais son exquise féménité, douloureuse ou souriante". Elle était différente en cela de Pavlova ou de Spessivtzeva qui incarnaient un type de beauté distant et plus éthéré. Parfaitement sûre de sa technique, elle possédait une grande élévation, beaucoup de souplesse, un port de bras admirable et son corps était expressif de la tête aux pieds. Toutefois son charme était si grand quelle parvenait à faire oublier le prestige de sa technique.
Laspect le plus remarquable de son talent était la variété et létendue de ses possibilités aussi bien comme danseuse que comme actrice. Chaste, classique dans les Sylphides et dans Giselle, elle a su dans Thamar exprimer la violence de la passion. Cest à propos de cette dernière interprétation que Diaghilev lui disait : "Linexprimé est lessence de lart ; il suffit dun visage livide, de sourcils joints par une seule ligne". Dans lOiseau de feu, elle fit de cet être surnaturel une création si puissante que son nom restera toujours associé à la gloire de ce ballet. Fokine, en le composant pour elle, sut mettre en valeur ses dons les plus précieux et, le soir de la première (25 juin 1910), elle fut acclamée avec un enthousiasme délirant. Le Spectre de la Rose, où elle dansa avec Nijinsky, fut pour elle loccasion dune création toute différente : lévocation dune pure jeune fille au retour de son premier bal. Cest à Fokine, qui ladorait, quelle doit ses plus grands triomphes.
Ayant épousé le diplomate anglais Henry Bruce en 1915, Karsavina fut amenée à séjourner dans diverses capitale dEurope. Elle sest toutefois fixée définitivement à Londres. Après la mort de Diaghilev, elle a été lune des grandes alliées de la cause du ballet anglais et on la vit danser avec la troupe de Marie Rambert ainsi que pour la Camargo Society. Sa présence à Londres représente pour les danseurs anglais un lien étroit avec les grandes traditions du Ballet russe. Ses classes de mime sont aussi stimulantes que ses représentations à la scène. Quand le Sadlers Wells recréa lOiseau de feu, elle fit elle-même répéter le rôle à Margot Fonteyn. Son livre Theatre Street (1930) décrit avec entrain les débuts de sa carrière et ses études de danseuse à lEcole du Ballet Impérial. Elle a tenté le pinceau de nombreux peintres, dont Serov, Bakst, Cocteau, Jacques-Emile Blanche, Doboujinsky ; elle a également inspiré bon nombre de poètes et décrivains. "
Ronald Crichton
Dictionnaire du ballet moderne
Editions Fernand Hazan, Paris, 1957.