LOiseau de Feu à la Belle Epoque
Olivier Merlin" Ce nest quau retour de cette première saison parisienne au Châtelet où ses ballets ont remporté un succès étourdissant que Diaghilev décide de faire du neuf.
Lexpression "Ballets russes" est devenue une hérésie ; en fait, cest un schisme. Méprisant délibérément le patrimoine de la Sainte Russie (sauf dans Petrouchka), Diaghilev ne va plus que célébrer lexotisme : tentures de damas, décors des Mille et Une Nuits derrière lesquels coule le sang, costumes de brocart propres à provoquer le rêve, tout cet habillage assez barbare fera le style décoratif des intérieurs 1910, mais aussi une trame sonore aux accents inédits, sortie toute chaude du clavier dun jeune maître de vingt-huit ans : Igor Stravinsky ! Les Sylphides pâlissent et voient leurs frêles élytres se dissoudre dès que LOiseau de Feu paraît. On connaît le mot, cent fois reproduit, de Diaghilev, désignant Stravinsky à Tamara Karsavina entre deux répétitions de LOiseau de Feu sur la scène de lOpéra de Paris : "Observez bien cet homme, cest quelquun qui est à la veille de devenir célèbre."
Juin 1910 : la saison de Paris est brillante comme on ne peut limaginer dans notre "siècle de roture". Caruso chante le répertoire italien au Châtelet avec le Metropolitan Opera que dirige Toscanini. Chaque jour, dans les hôtels particuliers de la société la plus huppée de la capitale, les matinées de comédie ou les soirées musicales se succèdent, auxquelles participent Lucien Guitry, Félia Litvinne ou Carlotta Zambelli. Mais on ne parle dans le monde que des Ballets russes de Serge de Diaghilev qui, pour la première fois, ont lhonneur de se produire à lOpéra. Le gala de LOiseau de Feu, prévu pour le 25 juin, sannonce comme le clou de la saison et les journaux déjà publient des interviews dIgor Stravinsky, "un tout jeune élève de Rimski-Korsakov".
Cependant les répétitions des Slaves à lOpéra sont fébriles, voire orageuses. Fokine, le chorégraphe, a toute la compagnie à faire manuvrer sur le plateau dans le décor de Golovine (des tapis persans), et la danse des "Pommes dor" par douze ballerines doit être réglée comme une partie de tennis. Grigoriev, le régisseur, qui a déjà la responsabilité baroque de faire défiler deux chevaux sur le devant de la scène, nen finit pas de mettre au point le numéro acrobatique que doit exécuter la belle Karsavina (lOiseau de Feu) pendue à un fil de fer. Enfin, Stravinsky lui-même, pour un simple crescendo, se fait traiter de "jeune homme" et rabrouer par Gabriel Pierné, le chef dorchestre, seul maître après Dieu dans la fosse.
Mais, au théâtre, les spectacles ne sont jamais meilleurs quaprès les pires ratages aux répétitions.
La soirée de lOpéra est triomphale.
Tout le Gotha des grandes soirées parisiennes sest retrouvé dans la salle. Il y a au premier rang des loges les officiels, Louis Barthou, garde des Sceaux, les ambassadeurs des Etats-Unis, de Russie et dEspagne, les magnats de la finance, Vanderbilt, Gulbenkian, les Rothschild, les princes de la presses, Adrien Hébrard, Arthur Meyer, un roi du commerce, Dufayel, un industriel de lautomobile, Louis Renault, enfin, froufroutantes et emperlées, suivies de leurs sigisbées, les plus jolies actrices du Boulevard, Réjane, Lantelme, Jane Hading, Berthe Cerny, Simone. A lécart dans une loge, voilée pour quon ne la reconnaisse pas, Sarah Bernhardt sest fait transporter dans son fauteuil roulant.
Le spectacle commence par Carnaval et les Orientales, où Nijinsky remporte le même énorme succès personnel quà la saison inaugurale du Châtelet en 1908 [1909]. Enfin, le rideau se lève pour LOiseau de Feu tandis quimperceptiblement sélèvent, sourds et mystérieux, les murmures de la forêt à lorchestre.
En coulisses, cependant, rien ne va. Diaghilev, qui se heurte comme les jours précédents à un mauvais vouloir larvé des techniciens de la "Vieille Boutique", doit prendre lui-même en main la commande des éclairages car, pour exécuter le pas de deux très difficile de lOiseau et du Tsarévitch, Karsavina et Fokine dans leur forêt ny voient goutte !
Une heure plus tard cependant, la partie est gagnée et le public debout acclame luvre. A lentracte, sépongeant le front dans sa loge entre deux bruyants éclats de rire, Diaghilev présente Stravinsky aux célébrités venues le féliciter, entre autres Jean Giraudoux, Paul Morand, Saint-John Perse, Claudel. "Votre partition est originale, pas trop, lui déclare Ravel ; ce sont les vraies conditions du succès."
Tout lOrient dans cette salle : cen était fini de la médiocrité et de la convention des spectacles de lOpéra, des poncifs de la Korrigane ou des Deux Pigeons, du même Messager qui est le directeur de lOpéra. Le rêve était entré au Palais Garnier sur une musique pittoresque, encore volontairement descriptive, avec des oiseaux de paradis, des princes, des captives bondissant des cadres, dispersant au loin les variations mutines du tutu de tarlatane et des fripons chaussons roses émoustillant les Anacréons du premier rang.
( ) Le lendemain de la consécration de Paris, Diaghilev est submergé. Invité partout, tenant des conférences de presse, il fait face à tout. Un matin, il arrive à la répétition au foyer de lOpéra avec un rouleau de diplômes ou palmes académiques quil ramène du ministère de lInstruction publique et quil distribue aux trois protagonistes émerveillés : Fokine, Bulgakov et Karsavina. Que dire dAnna Pavlova qui avait préféré quitter la compagnie pour aller interpréter le Cygne à Londres afin de ne pas danser "de pareilles niaiseries" !
De ce jour, pour vingt ans, Igor Stravinsky est attaché aux Ballets russes et à Diaghilev. "
Olivier Merlin
"Musiques pour la danse du temps présent"
chap. 4, p.p. 119-121
Stravinsky (ouvrage collectif), Librairie Hachette, 1968