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L’Oiseau de Feu par Maurice Béjart (version 1970)

" Ensuite, il y eut mon film en Suède. (…)

Bref, je me retrouvais un lundi matin chargé des chorégraphies du futur long métrage L’Oiseau de feu qui racontera les amours difficiles d’une danseuse et d’un ténor. Il faudra régler quelque chose de nouveau sur L’Oiseau de feu, conserver ce qui est déjà fait sur Piaf et rajouter l’acte de Casse-Noisettes que j’avais remonté pour l’Opéra de Stockholm. (…)

Je réglai donc cet Oiseau de feu : ma première rencontre de travail avec la musique Stravinski.

Ellen Rasch sera l’oiseau. Il y aura des plans de coupe sur son ténor d’amoureux transi, installé tant bien que mal dans son fauteuil d’opéra et lorgnant sa fiancée sur scène. Pour ne pas avoir à me tourner les pouces pendant le tournage proprement dit, je me réglai un petit rôle : j’étais l’un des chasseurs qui tournaient autour de l’oiseau.

Pour faire "grande production", nous irons même tourner des plans à Sorrente ! (…)

Ce film fut-il exploité ? L’Oiseau de feu, lui, oui !

Vingt cinq ans plus tard, je monterai un autre Oiseau de feu, en choisissant la suite d’orchestre que Stravinski tira de la musique originale de son ballet en 1945 (le ballet complet avait été créé avec une chorégraphie de Fokine à l’époque des Ballets russes et Stravinski ne gardait un bon souvenir ni de la chorégraphie ni de sa propre musique). Mon premier Oiseau était un travail de commande gentiment confié à un débutant et exécuté par le même. Je ne sais plus à quoi ça ressemblait : un bon devoir, je suppose. Dans ma version "adulte", j’ai laissé tomber l’anecdote, les princesses, le petit oiseau féminin, les minauderies.

Je venais de travailler avec un jeune danseur de l’Opéra de Paris : Michaël Denard. J’avais réglé un pas de deux sur la rencontre de Salomé et Jean-Baptiste, en m’inspirant à la fois d’Oscar Wilde et Richard Strauss ; pour le titre, je retins la première phrase commune au drame et à l’opéra : Comme la princesse Salomé est belle ce soir. Les interprètes en furent Josiane Consoli et Michaël. Ma Josiane-Salomé passait de la blonde explosive à la femme castratrice avec un subjuguant abattage. Michaël me révéla autre chose, et même le contraire, que le fragile Jean-Baptiste des dessins de Beardsley : sa tendresse contenue, sa fausse timidité de félin masquait une insolence d’insurgé qui éclata dans L’Oiseau de feu.

J’avais acheté un livre : 4 Poètes de la révolution (Blok, Essénine, Maïakovski, Pasternak). "Nos poitrines sont des cuivres éclatants !" criait Maïakovski, avant de se suicider à trente-six ans. Et si j’écoutais la musique, et elle seule, j’entendais la même hâte, la même tendresse vraie, les mêmes espoirs. J’écoutais Stravinski musicien russe et musicien révolutionnaire. Au fond, il suffit chaque fois de se pencher sur l’œuvre elle-même et si cette œuvre est forte, on rencontre très vite cette force : la force est contagieuse. Il ne faut pas s’occuper des à-côtés. On a trop souvent tendance à confondre l’œuvre et les circonstances de sa naissance. L’Oiseau de feu a été créé en 1910 à une époque où ce n’était déjà pas si mal d’essayer de dire adieu au ballet romantique. J’ignore ce que valait le travail de Fokine : sans doute meilleur que ce qu’en dira Stravinski quarante ans après. Mais quand un chorégraphe s’occupe d’une partition, il n’y a que la partition qui puisse le guider : cette vérité de La Palice ne l’est pas depuis longtemps. Et sur cette partition, il faut greffer des émotions modernes, contemporaines. Il faut en revenir au credo de Rimbaud : "Etre absolument moderne."

L’Oiseau de feu fut créé à l’Opéra de Paris par Michaël Denard. Quand Josiane Consoli me le présenta, il était simple danseur dans le corps de ballet. Mais après Salomé, il fut nommé premier danseur et après L’Oiseau, étoile. Je me souviens qu’il m’offrit plusieurs livres traduits de l’allemand : sa mère est allemande et le père (français) de Michaël la rencontra dans un camp de prisonniers dont elle l’aida à s’évader. "

Maurice Béjart
Un instant dans la vie d’autrui

(Mémoires I)chap. 2, p.p. 66-70, Flammarion, 1979

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