La ballerine éthéré ou la cristallisation de la Chair
Valérie Folliot
La danse délévation procède du rêve dIcare ; elle trahit chez lindividu ses désirs prométhéens de dépassement, de transgression, mais implique a fortiori léventualité de la chute doù, quand on la regarde et quand on lexécute, limminence du danger, la montée du trouble ressenti face à la prouesse physique. Cette danse apollinienne exalte la notion du divin, elle manifeste lidée du surhumain, relève de la fondatrice station debout, de cette quête pour la verticalité totémique, elle intime les aspirations vers un en-dehors, une expansion de lêtre.
Rendre visible limpensable
Le Ballet romantique sest constitué dans le premier tiers du XIXe siècle. La danse sur pointes est apparue en France à la fin de lEmpire napoléonien, cest-à-dire au retour de la Monarchie de droit divin, Geneviève Gosselin layant adoptée peu avant 1818 (année de son décès). Dès 1823, Amalia Brugnoli lintroduit en Italie à Naples. Durant la même période à Saint-Pétersbourg, Avdotia Istomina sy exerce. Entre 1822 et 1827 à Vienne, la célèbre Thérèse Héberlé connaît les débuts de Marie Taglioni, jeune danseuse qui deviendra lincarnation suprême de la ballerine romantique. Mais en leur temps, la danse sur pointes et en tutu ne sest pas contenté de perfectionner les figures ; quand elle leur a fourni la possibilité deffectuer des virtuosités telle larabesque, tel léquilibre sur lextrémité des orteils, la danse sur pointes sépanouissant dans lefflorescence des gazes, tarlatane, mousseline et autres étoffes fines du tutu, cette danse délévation a surtout conféré aux ballerines un pouvoir de fascination sur leur public ; elles sont alors devenues celles qui rendent visibles limpensable : incarnations chimériques, créatures oniriques aux yeux des balletomanes, ébahis à linstar de Théophile " Gautier appliquant à son regard las la noire jumelle comme une volontaire cécité ", disait Stéphane Mallarmé en cette époque de révolution industrielle et technologique. Les ballerines prodiguaient aux amateurs de danse une sensation démancipation radicale, limpression soit de flotter par soi-même, soit de planer légèrement dans lair, de marcher au-dessus des eaux comme en lévitation, de transfigurer enfin la naturelle et commune mobilité corporelle.Or depuis les Hellènes, pourrait-on dire, la corrélation dapesanteur à lêtre humain entre lair et leau, implique une sémiotique tant est fondamentale leur correspondance. Dans une récente prestation chorégraphique articulée sous la forme dune conférence-démonstration traitant de la "Dame blanche", Wilfride Piollet danseuse Etoile du Ballet de lOpéra national de Paris souligne létroite coïncidence qui associe lair et leau dans limaginaire. Se référant à lécrivain Jacques Lacarrière, elle le cite à propos dans sa lecture de Lenvol dIcare.
Sur un plan symbolique, attendu que " le lexique grec ancien relatif au ciel et à lenvol est identique à celui de la navigation ", lOccident a confondu " le mouvement des ailes de loiseau et celui des rames du bateau [dailleurs] traduits par des termes identiques. Le terme latin remigium qui a donné le français rémige signifie à la fois rame et plume doiseau, et le mouvement lui-même, celui des ailes ou des rames, est traduit par le mot battement. (...) Au point quà propos des rémiges, on pourrait parler de " ramage " des ailes. Cette analogie, voire cette identité évidente aux yeux des Anciens, a perduré jusquà nos jours. " (1993, pp. 48-49). Aussi parle-t-on indifféremment de " navigation aérienne " pour laéronautique. Mais à certains égards, lair et leau sont des domaines interdits puisquils échappent aux humains naturellement conçus pour une existence sur la terre ferme. Toutefois, lhomme ne pouvant se contenter dun bien imposé ni sen satisfaire jamais, il cherche ailleurs ce qui lencourage à repousser plus avant ses territoires. En effet, une force en lui loblige et lexhorte à investir de nouvelles sphères, à dompter même les lieux hostiles, inhospitaliers et contre nature, doù ce génie. Cristallisation poétique du désir de conquête, la danse délévation procède en vérité dune telle instance.
Couvrant les années 1830, la presse reconnaît en Marie Taglioni un don inouï ; Le Figaro considère même " quelle marche sur les calices des fleurs sans en courber la tige ". Théophile Gautier prétend quelle " voltige comme un esprit au milieu des transparentes vapeurs des blanches mousselines dont elle aime sentourer, elle ressemble à une âme heureuse qui fait ployer à peine du bout de ses pieds roses la pointe des fleurs célestes ". Elle rayonne telle une divinité incarnée, idéale, éthérée, délestée des lois terrestres, évanescente, surnaturelle mais si prégnante. En 1837 dans Les Adieux de Mlle Taglioni, un admirateur anonyme écrit quelle " danse de partout comme si chacun de ses membres était porté par des ailes. " A propos de La Fille du Danube (1836), le Journal des Débats admet que " tous les éléments sont permis à Mlle Taglioni, excepté la terre, et quelle marche sur le flot comme elle vole dans lair. " Elle incarne en chaque geste, en tous ses pas, la perfection de lêtre humain à la fois maître de la terre, de lair et de leau. Nul effort émane delle. Ensemble, la Danse et le Ballet romantiques ont concouru à magnifier limage poétique de la femme. Du point de vue des mentalités du xixe siècle, en stylisant leurs gestes dans une gestuelle diaphane, à la fois ballonnée, courbe, fluide, en apparence fragile, la Danse et le Ballet romantiques ont contribué à façonner dans limaginaire collectif phallocratique limage dune créature à la fois légère et sans poids, ce qui généra nombre de paradoxes.
La ballerine du XIXe siècle : une identité ambiguë
Ces divertissements scéniques, cet art du corps magnifiant la chair et légitimant par conséquent cette attirance pour lexaltation du charnel, cet art a soufflé parmi les hommes nombre dimplicites graveleux et la question cruciale de leur état. Des productions comme La Guerre des femmes ou les Amazones du xixe siècle (1852), Coppélia ou la fille aux yeux démail (1870) disent linfluence des femmes sur les hommes, lesquels jalousent toujours leur pouvoir effectif et leur autorité extérieure. Cest pourquoi les messieurs en ce monde, grands décideurs souhaitent conditionner les femmes dans leur être et par leur chair ; doù cette mode vestimentaire comprimante, doù ces bottines étroitement lassées conditionnant le pied comme les chaussons de pointes ajustés et rigides, qui emboîtent les orteils et se fixent à la cheville étranglée, doù ces robes appuyées à la taille pincée, aux corsets raidissant le buste, doù ces autres carcans tels les cerceaux qui mettent les jambes en cage. Les effets de toilettes trahissant lobscure désir sexuel des hommes. Or, ces hommes déférents et cavaliers, aiment maintenir les femmes dans leur rôle connu et contrôlable dépouse, de mère au foyer ou de maîtresse, tant et si bien que celles-ci prennent la pose, ou bien de la vierge taciturne, ou encore de linconséquente aux murs dissolues. Si elle nest "rangée", cest quelle est "fille de joie" et se donne dans la vie en spectacle, comme la marcheuse dans le défilé parade sur scène, afin dagripper le bras dun amant futur qui deviendra son protecteur attitré, le soir au bal, ou bien au ballet.LOpéra durant le xixe siècle entretient vis à vis de la danse dans la société, une identité ambiguë, car on le sait permissif pour les Abonnés. En effet, par lentremise du Foyer de la Danse, la direction de cette prestigieuse "Maison" du spectacle a perfectionné un système rôdé de distribution des privilèges pour ces clients qui louent à lannée leurs places et loges. Comme cette clientèle fortunée alimente les caisses, linstitution lui concède quelque prodigalité que la morale réprouve en dépit dun consensus. Depuis 1830, depuis que ladministration est gérée par un indépendant, le Docteur Véron, léconomie de lOpéra est passée au régime privé. On sefforce donc dengranger des bénéfices. Avec cette politique mercantile, le Foyer de la Danse doit contribuer au succès médiatique de lOpéra.
Existant depuis le xviiie siècle, lusage veut que le Foyer de la Danse accueille une certaine catégorie du public. Les faveurs dont jouissent les Abonnés auprès des ballerines remontent en 1770. Lors de la construction de la seconde salle du Palais-Royal où lOpéra sinstalla, larchitecte Moreau songea à un espace intermédiaire qui eût été parallèle à la salle et à la scène mais qui y eût participé, un espace qui fût strictement réservé aux spectateurs de marque désireux dapprocher en liberté les artistes. Le Foyer de la Danse était donc inventé. Il tiendrait lieu de rendez-vous et de salon. Pendant la période romantique, il connut à lOpéra rue Le Peletier un prestige qui enjoignit Balzac ou Degas à y trouver des modèles. Toutefois, derrière son apparente gloire, un témoin raconte lenvers réel de son brillant décor. En 1836, Jules Vernières témoigne sans concession de lanimation régnant en coulisses et dit létendue exacte du spectacle privé. Jules Vernières raconte que sy rassemblaient des groupes dhommes " habillés avec soin, le chapeau à la main, chuchotant, riant " et semblant attendre un petit rien, un " quelque chose "... Parmi eux, des " dames tardent le moins possible à paraître. On les voit venir une à une, descendre avec une grâce étudiée un petit escalier de quatre pas, marcher avec ce déhanchement qui nappartient quaux danseuses, le pied en dehors, tout dune pièce, et chaussé dune guêtre large qui leur donne assez laspect de petites poules anglaises blanches. " Le ton ironique se double ici dun mépris que lauteur ne dissimule pas. La fonction du Foyer de la Danse ne se limitant pas aux seuls échauffements des danseurs durant lentracte mais servant les intérêts dun commerce que lon fonde sur les menus plaisirs charnels.
Cependant, comme par réaction, linterprète qui évolue sur pointes et en tutu transcende cette femme soumise. Néanmoins il reste vrai que certaines danseuses pouvaient fort bien être comparées à de grasses et charnues petites volailles. Mais il serait faux de généraliser un tel discours et den appliquer la description à toutes les ballerines de lOpéra. Pour comprendre leur réalité artistique, il suffit seulement de lire les Ecrits sur la danse de Théophile Gautier ou bien les Crayonnés au théâtre de Stéphane Mallarmé. Dans ces textes, la danseuse sy révèle extraordinaire car elle ne ressemble pas à une femme qui danse : elle est une " incorporation visuelle de lidée ", elle résume " un des aspects élémentaires de notre forme ", elle suggère une révélation et livre " à travers le voile dernier qui toujours reste, la nudité [des] concepts et silencieusement écrira [la] vision à la façon dun Signe, quelle est " (Mallarmé). Etre en métamorphose, elle est une personne que la profondeur de lêtre en acte adresse au spirituel. Certes, si comme disait Nietzsche " il faut beaucoup de chaos en soi pour accoucher dune étoile qui danse ", la ballerine sublime en effet le désordre essentiel qui guette en faction lesprit. Car cest en vérité de ce chaos fondamental que la raison inspirée imagine une femme devenue, un instant au travers de la ballerine, figure supra-humaine.
Perpétrant la lutte féministe initiée par des personnalités comme Madame de Staël, George Sand, les surs Brontë ou Camille Claudel, des danseuses comme Marie Taglioni, Fanny Elssler, Carlotta Grisi aux yeux de Théophile Gautier, des danseuses comme la ravissante Elena Cornalba, lémerveillante Rosita Mauri ou lenchanteresse Loïe Fuller pour Stéphane Mallarmé, témoignent de lincidence des femmes au sein de leur société. Et puisquelles demeurent la source de toute chose, elles détiennent ce pouvoir du sexe et cette puissance phallique que leur sens esthétique et la beauté aiguisent. Eminemment inspiratrices, ce sont des muses, adorées telles des souveraines, à linstar de la reine Catherine ou Marie de Médicis, telle la reine Marie-Antoinette ; elles portent en germe létoffe dune personnalité comme la marquise de Rambouillet ou bien Mademoiselle de Scudéry, la marquise de Sévigné ou Madame de Lafayette. Cependant, le xixe siècle sest appliqué à conférer aux femmes une place dordre ornemental qui nétait pas la leur ni au xvie ni au xviie siècle. Au xviiie siècle, leur rayonnement décroît malgré la notoriété dune Madame de Pompadour ou le prestige de danseuses comme Marie Sallé, Marie-Anne Cupis de Camargo et Marie-Madeleine Guimard. Le Siècle des Lumières cède à léviction progressive des femmes hors du domaine des arts et des lettres, les hommes jouissant du rôle gratifiant de philosophe, de visionnaire génial ou de dieu dansant. Du point de vue dune pensée cartésienne, limage de lhomme au xviiie siècle, ordonnée selon des critères de lisibilité et déloquence, cultivée selon les feux de lesprit tangible et la clarté dune intelligence dominée, participe à la rationalité chère aux Encyclopédistes qui font autorité. Pourtant, cette sourde exclusion des femmes durant le xviiie siècle suffira-t-elle à expliquer au xixe leur déficit de parole ?
Comme en témoigne lHistoire du Ballet, son physique dans les spectacles de Danse romantique émerveille laudience au point que les théâtres lui tiennent lieu décrin. Mais derrière la louange des hommes pour elles, cest une discrimination sexiste qui entretient leur succès. En effet, comment expliquer alors la misère où fut abandonnée Marie Taglioni quand elle était devenue une vieille femme, Marie Taglioni la plus adulée des ballerines, Marie Taglioni qui séteignit en 1884 à Marseille, indigente et délaissée ; comment donc expliquer une telle contradiction entre les discours encenseurs dune génération et la fin dune vie dEtoile ? En vertu de ce que subit la Terpsichore des Romantiques, comment interpréter la valeur réelle de la danseuse au xixe siècle ? Finalement, limportance quelle avait ne résultait pas dun amour véritable mais plutôt dune idolâtrie ne sattachant guère quà léphémère plaisir de la Chair offerte. Au xixe, ladmiration du public pour la danse a contribué à réduire le statut de la femme au rang dobjet ; certes ; au rang dobjet désirable mais désirable parce que doté dune plastique sachant éveiller le soudain désir sexuel.
A cette époque puritaine, seule la stupéfaction davoir été témoin dune révélation interdite, dune mise à nu du corps jusqualors voilé car prohibée, pouvait nourrir lattraction et motiver la curiosité dun public essentiellement constitué dhommes. Dailleurs, en 1880 dans Nana, Emile Zola avoue quune femme qui se respecte ne peut se rendre dans un théâtre sans risquer de se compromettre. Il est vrai quen un temps où la bienséance exigeait quelles dissimulassent leurs charmes, en gantant par exemple leurs mains, en recouvrant aussi leur chevelure retenue en chignon sous une coiffe, tant durant loffice religieux afin de ne point troubler les anges quà lextérieur de leur domicile, pour sa part, la ballerine si légèrement costumée dans son tutu blanc vaporeux, devait apparaître impudique car se montrer quasiment déshabillée, pareille à une femme saisie dans son intimité en simple chemise, tenait de lindécence. Sans nul doute ; ainsi la vue dune jeune personne en petite tenue devait-elle exciter la concupiscence. Or sous la Restauration monarchique, la sublime pointe et limmaculé juponnage dans lacte blanc du Ballet romantique devaient inspirer aussi des émotions dune qualité autre.
Donner chair à lêtre errant
Lesthétique de la grâce telle quelle émane de la gestuelle éthérée des ballerines illustre lexpression poétisée dun remords. Ce remords ne résulte-t-il pas dun respect dordre commémoratif, dune ferveur pour la mémoire de qui lon ne se résout pas à oublier ? Lesthétique des "Dames blanches" ne renvoie-t-elle pas à lesprit de la première dentre les Dames du Royaume que lavanie dune population fanatisée a sacrifiée ? Du point de vue politique, une corrélation existe entre la reine Marie-Antoinette et la danseuse diaphane. Comme lHistoire de la Danse et du Ballet en Occident nous lenseigne, la Danse et le Ballet romantiques ont été préfigurés dans le Ballet des Nonnes en 1831. Il y est question de vierges revenantes. Une année avant, Charles x, le plus "ultra-royaliste" des monarques du xixe siècle, tentait de restaurer lAncien Régime lors des Trois Glorieuses (27, 28, 29 juillet 1830). Lesprit monarchiste pesait donc fortement au-dessus des mentalités. En 1831, dans un élan paternaliste et manipulé par des hommes du peuple et des bourgeois libéraux qui escamotent la Révolution à leur avantage, Louis-Philippe ier devient "Roi des Français" ; cest alors que lOpéra est "privatisé". Modèle du spectre fixé en 1831 au travers de la ballerine éthérée, en quoi cet art du corps évanescent peut-il effectivement cristalliser le souvenir de la reine que lon avait menée à la décapitation le 16 octobre 1793 ?Si lon étudie lapparence vestimentaire de la danseuse romantique et quon la compare à celle de Marie-Antoinette en ce jour funeste de 1793, les voiles en gaze, en tarlatane et les mousselines des tutus dont les ballerines sur pointes étaient habillées, rappellent lhabit que portait la reine à son exécution. Ils évoquent en outre le linceul du fantôme. Sur léchafaud, comme sur une scène aménagée pour un sacrifice, Marie-Antoinette fut exposée en parjure presque nue et déshonorée. Ses juges layant livrée en pâture aux regards, elle subit la moquerie du peuple voyeur. Elle navait voulu revêtir son corps que du plus sobre appareil. Dentre toutes ses toilettes royales, la reine avait alors choisi pour son supplice un simple vêtement de nuit blanc. Nonobstant la modestie de sa mise, cest en souveraine quelle voulait paraître aux yeux de ses sujets régicides. Chaussée comme une dame, elle avait enfilé ses escarpins à la Saint-Huberty qui lui galbaient le cou-de-pied. Ces souliers de bal lui donnaient de lélégance ; ainsi, la femme épanouissait sa royale allure, élancée, enlevée, glorieuse puisque du haut de ses talons denviron deux pouces, sa silhouette en était grandie et paraissait déjà transportée dans les airs.
En 1856, durant le second Empire, Jean Bezon relate dans son dictionnaire que " le seize octobre, la Reine... prit pour vêtement non pas sa longue robe de deuil quelle avait encore devant ses juges mais le déshabillé blanc qui lui servait ordinairement de robe du matin et déployant son grand fichu de mousseline, elle le croisa sous son manteau ". Aussi, en 1906 dans la 7e édition de son Histoire de la Conciergerie..., Eugène Pottet décrit quà limage dune princesse promise à la Rédemption comme une Cendrillon " La Reine montant à léchafaud perdit un soulier. " Lhistoire prétend quil aurait été ramassé le jour même de lexécution. En quelque sorte, cette assertion procède du fétichisme pour le soulier féminin caractéristique au xixe siècle. La chaussure des femmes se devant dêtre petite et délicate, en tissu soyeux, à bout pointu et soulevant la personne au-dessus du sol. La femme sur "demi-pointes" ainsi surélevée, apparaissait transfigurée car elle donnait delle-même une image aérienne, sachant se déplacer comme un souffle zéphiral. Ravivant des fantasmes de culpabilité, alimentant le feu de se croire indigne, bas, vil et souillé par lopprobre auquel on a parti lié même dans limpuissance, la nudité partielle et parcellaire, la savante nudité fragmentée des ballerines sur pointes et en tutu qui décollent et semblent senvoler, évoque lultime image de lenchanteresse reine condamnée au martyre. En vertu du dénuement de la reine à sa dernière heure, la chair dévoilée de la ballerine se présente surtout et avant tout dans sa pureté et dans sa chasteté les plus parfaites, et non point essentiellement comme un mode dévoyé de séduction. Cet art du corps éthéré fait écho à linconsolable génération qui fuit sa conscience. Lesthétique du corps glorieux dans la danse romantique féminine répond donc à lesthétique de la disparition, à la poétique de la chère sacrifiée enlevée pour léternité. Elle compense ainsi la douloureuse absence qui appesantit le vécu.
La figure du double
Dans le cadre du Ballet romantique, le statut de la femme oppose en la même personne deux personnalités ; ce dédoublement se vérifie par ailleurs dans le domaine littéraire. En effet, des héroïnes de romans dapprentissage comme Madame de Mortsauf dans Le Lys dans la vallée de Balzac (1835) ou bien comme Madame Arnoux dans LEducation sentimentale de Flaubert (1869), comportent une commune mesure avec lattitude passionnelle des héroïnes de ballet. Le modèle féminin que la littérature romantique propose tient de la fidèle épousée qui sinsurge quand elle sabandonne à ses crises existentielles. Selon les principes dune perte de soi, ce personnage féminin parce quil est soumis à sa vérité première, magistrale, subit les assauts de lêtre de passion qui dévore au tréfonds lêtre de raison ; incapable de lutter contre elle-même, incapable de combattre lirrationnel, la protagoniste ne résiste pas à cet amour quelle vit sur le mode du sacré. De ce point de vue, la figure poétique de Giselle illustre la psychologie tramée dans la structure narrative des uvres romanesques.Dans le ballet Giselle ou les Wilis créé en 1841 par Théophile Gautier, Jean Coralli et Henri Vernoy de Saint-Georges, lhéroïne catalyse la fureur que lidéalisme engendre. Sur un plan éthique, Giselle rompt davec la rationalité que les conventions imposent aux individus. Elle est ce personnage dont les moindres désirs dans la vie sont générés par la Chair virginale qui soffre au premier amour. Les valeurs que véhicule Giselle divergent de celles issues du cartésianisme. Et de façon cathartique face au public du xixe siècle, cette jeune femme résonne avec violence dans les curs privés de spiritualité. Au sens stendhalien, étant donné quelle réunit en son sein, les qualités dâme et la douceur quon lui souhaite, de par son tempérament, Giselle incarne la cristallisation des désirs de lhomme du xixe ; elle donne de la consistance à lêtre errant, avide de bonheur parfait ; se réfléchit en elle le sens de lamour absolu, labsence de compromission, le refus de toute tricherie. Tous ses actes caractérisent limpétuosité du besoin dauthenticité spécifique aux Romantiques. Personnage mélodramatique ressortissant à la gravité du tragique, elle passe à limmortalité dès lors quelle trépasse. Mais surtout elle renaît après avoir été "assassinée" et revient chez les vivants, la nuit, tel un spectre. Elle est certes défigurée puisque cest en Wilis quelle resurgit, métamorphosée en créature des airs, pareille au fantôme, elle fait ses apparitions.
Si lon replace chronologiquement le Ballet romantique, lombre de Nina ou la folle par amour (1813, Milon) ainsi que la vague silhouette larmoyante dEugénie (1767, Beaumarchais), chacune de ces femmes trahies, quil sagisse de Nina ou dEugénie, hante les grandes figures féminines du répertoire de la danse du xixe [la Sylphide(1832), Giselle (1841) et Odette du Lac des cygnes (1895)]. Toutefois, une nuance différencie entre elles des figures comme Giselle et Odette, nonobstant leur commune appartenance au surnaturel. Cette différence porte sur leur environnement propre. Giselle se réfugie dans les airs tandis que Odette plonge dans les eaux. Depuis le déterminant ballet de Charles Louis Didelot, Flore et Zéphire (1796), limaginaire chorégraphique qui sest intercalé entre La Sylphide de 1832 et Les Sylphides de 1909, verse ou bien dans la symbolique aérienne (La Sylphide, 1832 ; La Volière, 1838 ; La Péri, 1843 ; Le Papillon, 1860 ; Les Deux Pigeons, 1886 ; LOiseau bleu, 1890 ; La Mort du cygne, 1907 ; Les Sylphides, 1909 ; LOiseau de feu, 1910 ; Le Spectre de la rose, 1911 ; Le Coq dor, 1914 ; Le Chant du rossignol, 1914 ; Icare, 1935...), ou bien dans la symbolique aquatique (La fille du Danube, 1836 ; Le lac des fées, 1840 ; Napoli, 1842 ; Ondine, 1843 ; La Source, 1866 ; Le Lac des cygnes, 1895...). Cependant, quelle que soit la nature du lieu où se déroule laction, la cohésion de ces multiples ballets repose sur la récurrence de la figure dune femme-oiseau ou encore sur celle dune femme-sirène.
Le Cygne emblématique
Limage hermaphrodite du cygne réconcilie les contraires. La grâce du cygne glissant soit sur létang soit dans le ciel inspire, selon Gaston Bachelard, une contemplation dordre féminine (anima), tandis que la force propulsive du même cygne, tant dans lenvol que dans la nage doù il tire son élan, évoque en revanche une puissance virile (animus). Puisque limage du cygne présuppose une polarité où sharmonisent en un tout parfait le mâle et le femelle, le cygne symbolise le désir premier ; il préfigure un emblématique désir. Dautre part, ainsi que lenseigne la psychologie des profondeurs du langage poétique selon Bruno Bettelheim, il importe que soit ici nuancée linterprétation de loiseau " cygne ". Le cygne se distingue donc des autres oiseaux de par la blancheur et la préciosité de son plumage. Aussi le cygne blanc représenté par la princesse Odette dispense-t-il une douce lumière laiteuse car dordre lunaire ; au contraire, le cygne noir représenté par Odile sosie dOdette se rapproche de par sa flamboyance des ténèbres paradoxales et artificieuses. Par conséquent, Le Lac des cygnes met en scène une dualité allégorique au moyen du Cygne blanc et du Cygne noir. Leur duel préfigure le conflit entre les pulsions de vie et les pulsions de mort. Cette expression poétique de lInconscient confère donc à ce ballet féerie, une coloration anthropologique. Il est vrai que le prince Siegfried suscite des désirs et des convoitises au même titre quil les éprouve lui-même. Quand ce personnage bascule dans un état extrême, il chavire soudain dans son inverse ; il ressemble ainsi à lenfant-roi qui, comme dipe, séveille douloureusement aux sens nouveaux.Si du point de vue rhétorique et psychanalytique, lon considère la plume comme étant la synecdoque du cygne, si lon admet que la plume assume le procédé stylistique qui consiste à prendre la partie pour le tout, la plume recèle la valeur dun symbole pubère dautant plus quelle est amplifiée par la symbolique du cygne. Chez les Hindous, le cygne de Brahma participe dune élévation spirituelle menant à la connaissance manifestée. Parallèlement, la fonction rituelle de la plume est également liée à lascension céleste, à la clairvoyance et à la divination. Dautre part, le cygne chez les Celtes figure le transite des âmes ; cest donc un symbole psychopompe ce qui en fait un double païen de lange gardien. En tant que symbole initiatique, le cygne présuppose une renaissance, une résurrection glorieuse après la mort qui magnifie lêtre vrai, qui transfigure la précédente vie. Dans la culture russe, les Bouriates (peuple mongol) relatent lhistoire dun chasseur qui découvre trois femmes splendides se baignant dans un lac solitaire ; dautre part, des populations altaïques racontent que le genre humain est né de la rencontre entre un lac ou un chasseur (leau ou la terre) et un oiseau de lumière, le cygne (le Cygne blanc). Selon la légende, une vierge céleste (ensorcelée comme Odette) est retenue sous lapparence du cygne ; elle est éblouissante de beauté, immaculée et attend sa libération. Aux sources du folklore scandinave, il existe un autre cygne en tout point semblable au Cygne noir (Odile) sous lenveloppe duquel est retenue prisonnière une vierge également ensorcelée mais sanguinaire. Il semble que ce soit la dialectique de lInconscient qui soit en jeu dans la dichotomie des esprits, auxquels Odile, le cygne maléfique, et Odette, le cygne angélique, prêtent forme et donnent leur corps. Face à Siegfried, Odette et Odile respectivement issues dun sortilège, disent le vertige que produit sur lindividu sa quête du Moi. En cela, Le Lac des cygnes (1895) développe un imaginaire qui illustre le thème labyrinthique de la construction de soi dont le "je" résiste tant bien que mal aux enjeux du désir de lAutre.
Dans les traditions slave, grecque et scandinave, de même quen Asie Mineure, le cygne ainsi que les oiseaux migrateurs de sa nature, possèdent des vertus médiatrices parce quils sont voyageurs. Du point de vue dune pensée chrétienne, ces vertus les assimilent aux créatures supérieures que sont les anges. Créature ailée, transfuge dune " incorporation visuelle de lidée " nous dit Mallarmé, la ballerine illettrée " écrira ta vision à la façon dun Signe, quelle est. " Aussi le poète invite-t-il le spectateur à sinterroger toujours sur la signification chorégraphique de cette " inconsciente révélatrice ". A travers Odette-Odile, limage de la femme-oiseau des eaux et des airs participe de la vérité occulte du jeune homme en quête didentité, victime du sens que lui appose son indivisible prénom, Siegfried. Ce ballet féerique met effectivement en scène les conséquences sur son fils de lautoritarisme vorace dune reine-mère qui décide et règne au nom dun Autre transcendantal et en vertu dun protocole impérial que lui dicte la Loi dun royaume quelle régente. Comme elle choisit à la place de son fils, à son insu, elle le nie en tant quhomme et lui retire lessentiel : le libre arbitre, le discernement ; elle le prive du choix individuel et solitaire qui procure à lêtre le sentiment davoir sur soi lautorité requise pour accomplir pleinement sa vérité. Par la suite, qui nest pour lui quune série de fuites enchaînées, le prince Siegfried en perdition ségare dans le dédale des désirs contradictoires où la dictature du régime matriarcal la enfermé. La nuit, en allant au lac de même quen présidant au bal, il descend aux enfers. A travers le cygne blanc et le cygne noir, le prince entreprend lexpérience du bien et du mal jusqualors indifférenciés. Loiseau lunaire quest Odette, tout comme loiseau flamboyant quest Odile, traduisent les fantasmes denvol et de transfiguration auxquels lhéritier aspire afin de se libérer du poids psychique que la "déesse mère" lui fait supporter. Du point de vue de son for intérieur, le lac et le bal symbolisent le foyer où se replie sa nature profonde, son animalité première, le ferment de son existence. Lannonce dun destin qui lui est étranger précipite une folie qui le désorganise et qui se fixe dans le Cygne totémique. Puisque cest au moment inopportun que lheure a retenti pour le prince héritier, cest en héros romantique quil contre-attaque, se réfugiant par dénégation dans le dérèglement et sadonnant aux passions impossibles à satisfaire ; son refus se cristallise autant dans la blancheur que dans la noirceur du cygne. A laube du xxie siècle, le sens du Lac des cygnes revêt toujours un aspect à la fois dramatique et ontologique ; dans le champ des arts du mouvement et du corps dansant, le surnaturel et sa féerie favorisent le transit de luniverselle aspiration au bonheur. En loccurrence, la forme poétisée de loiseau appliquée aux danseuses (et aux danseurs) agit sur les spectateurs avec la magie dune icône vivante, ce pourquoi nous émeut autant limage dAnna Pavlova interprétant La Mort du Cygne (1907) épilogue cristallin du Lac des cygnes .
La cristallisation de la Chair
Historiquement, le drame bourgeois de la fin du xviiie siècle a préparé léclosion du ballet pantomime du xixe siècle. Comme celui-là, celui-ci raconte sur le mode sérieux les aventures et aléas des gens de petite condition ou dorigine inconnue. Du point de vue sociologique, le Ballet romantique quant à ses constituants narratifs, quant à sa dramaturgie considérée sous langle dune approche stylistique, contribue à rassurer la bourgeoisie sur elle-même. En effet, avec la Révolution française, la bourgeoisie a supplanté laristocratie. Parce quelle est devenue la classe dirigeante, elle recherche sa légitimé, ses lettres de noblesse. Par conséquent, elle adopte une allure quelle présume noble. Mais elle mime, surtout, le comportement curial hérité de lAncien Régime. Elle y trouve un modèle, un code préexistant. Aussi ladopte-t-elle parce quelle se venge inconsciemment des vexations qui la tenait à lécart de la Cour... Il ne lui suffit pas dêtre la détentrice du pouvoir financier et marchand. Considérant en ce début du xixe siècle le complexe moral de la classe bourgeoise dirigeante, sachant en outre que ces seigneurs sans généalogie ni histoire souffrent de leur manque dorigines, dêtre et de noblesse, ces jeunes maîtres du monde nouveau enferrés dans leurs idéaux matérialistes, ne trouvent-ils pas dans la religiosité de lidéalisme romantique un baume à leur capitalisme ? La glorification implicite dans les productions artistiques, chorégraphiques ou littéraires, des préceptes catholiques et apostoliques ne compense-t-elle pas notamment la brutalité intérieure que développe légoïsme né dune politique trop marchande, toujours et exclusivement financière ? Cest ainsi quen lenceinte de lOpéra, le spectacle des créatures virginales portées aux nues participe, a contrario et par défaut, à la quotidienneté du bourgeois ; cest ainsi que se renforce à travers limage complexe de la ballerine éthérée, limpérieuse volonté de respectabilité chère au bourgeois.Evidemment, lexaltation dun discours à caractère évangélique sied à lordre bien pensant. Cest ce qui autorise Théophile Gautier en 1838 à publier dans La Presse que Marie Taglioni est une danseuse chrétienne. A cet égard, son art saura plaire au beau sexe. Cest ce qui motive Philippe Taglioni, son père, à lui enseigner une danse " pleine daustérité, de délicatesse et de goût " afin que ni les femmes, ni les jeunes filles naient à rougir delle. Marie Taglioni incarne ainsi le romantisme brumeux. A travers elle (et à linverse de lart qui appartient à la brûlante Fanny Elssler, sa rivale), la danse délévation de Marie Taglioni sur pointes et en tutu diaphane sest conciliée, de par sa noblesse, sa dignité, lapprobation tacite de lEglise. Parce que son but nest pas de dépeindre une femme (virtuelle épouse) sous les attraits dune sexualité langoureuse, elle aime à apparaître étrange, intouchable, insaisissable, inviolable. A la fois merveille, irréelle, radieuse, elle brille dotée dun éclat irrésistible, quasi charismatique, car son charme est privé de toute sexualité triviale, ostensible. Du point de vue de la censure, le Ballet romantique a fait sien le dogme de lamour parfait ; il a effectivement assimilé la notion damour absolu en développant un discours autour des thèmes de la fidélité, de la chasteté, de la légitimité des sentiments sincères qui imposent à la chrétienne (femme respectable) de laisser parler sa foi, dentendre les murmures de son cur, de ne jamais répondre aux instances charnelles, de nécouter jamais les impératifs sexuels, sources dhumeurs dévastatrices, causes de bestialité et de dégradation. Néanmoins, les uvres romantiques poussent leurs héroïnes dans les retranchements interdits de la crise de conscience, du conflit et de la confusion des esprits. Largument dun livret comme celui de La Fille du Danube (1836) montre les déboires de lhéroïne qui se suicide afin de ne pas faillir en épousant un homme qui nest pas lélu véritable. Pour rester fidèle à son amour, elle se donne la mort. En plongeant dans le néant du trépas, elle témoigne dune abnégation.
Depuis Le Ballet des Nonnes en 1831, la danse classique du xviiie siècle sest effacée. Lui a succédé le rêve dansé, renouant ainsi avec les fantasmagories du Baroque. Théophile Gautier encense celle par qui la chorégraphie est entrée dans une ère nouvelle, livrée " aux gnomes, aux ondines, aux salamandres, aux elfes, aux nixes, aux wilis (...) Pour parler de Taglioni, dit-il, il faudrait tremper une plume de colibri dans les couleurs de larc-en-ciel et écrire sur les ailes de gaze dun papillon " (symbole de lâme). Aérienne, immatérielle, Marie Taglioni dans La Sylphide en 1832 oriente le Ballet romantique vers une esthétique paradoxale de la réserve et de la passion qui se consume ; à travers La Sylphide (1832), La fille du Danube (1836), Giselle (1841), LOndine (1843), un monde intériorisé, lunaire, fantomatique soppose au pittoresque, à la couleur locale et bruyante du romantisme orientaliste sensible, notamment, dans la cachucha à lacte iii du Diable boîteux (1836), dans La Gitana (1838), dans la cracovienne de La Gypsy (1839), dans La Tarentule (1839), dans La Péri (1843), La Esmeralda (1844), ou dans La Bayadère (1877). Le Ballet romantique articule la polarité céleste et terrestre que les hommes peinent à concilier. Au xixe siècle, la tradition ecclésiastique agit de tout son poids moral sur lart du corps dansant. La dichotomie "corps / esprit" divise toujours.
Dans les textes saints, lapôtre Paul qui avait évolué dans la mouvance culturelle hellénistique, témoigne dune pensée judéo-chrétienne empreinte de philosophie platonicienne ; celle-ci influencera considérablement les murs occidentales dans leur approche du plaisir et dans leur définition du bonheur. Dans son Epître aux Galates, lapôtre Paul dit que " la chair a des désirs contraires à ceux de lEsprit ". Selon lui, conduisent au péché " la débauche, limpureté, le dérèglement, lidolâtrie, la magie, les rivalités, les querelles, les jalousies, les animosités, les disputes, les divisions, les sectes, lenvie, livrognerie, les excès de table, et les choses semblables ". Selon ses dires, il faudra donc se garder dagir en débauché, en impur, en fou, en idolâtre, en magicien, en rival, en agressif... en envieux, en ivrogne, et en gourmand si lon souhaite correspondre au prototype de lexcellence. Pour répondre au " fruit de lEsprit " selon saint Paul, lon doit être gagné par " lamour, la joie, la paix, la patience, la bonté, la bienveillance, la foi, la douceur, la maîtrise de soi " et ne jamais entraver la bienséance. Cest ainsi que Marie Taglioni sévertue à danser. Aussi Théophile Gautier pouvait-il affirmer sans euphémisme, quelle était une danseuse " chrétienne ". Agir dans le respect de ces instructions, cest se prémunir du diable et se garantir, selon la Bible, la " lumière dans le Seigneur ". Cest enfin revêtir " lhomme nouveau ". La gestuelle des ballerines que lon préfère évanescente, séclaircit à laune de cette hypothèse. La prédilection des publics pour linaccessible danseuse traduit lidentité dune civilisation en quête dabsolu. En tant que figure poétique, elle qui évolue avec légèreté sur pointes et en tutu incarne le désir de transcendance. Ce corps dansant magnifie ainsi la cristallisation de la Chair.
En réaction aux illusions perdues, suite à la débâcle napoléonienne, au retour à lordre moral, sous la Restauration monarchique, le xixe siècle a souligné son attachement à la religion. De par sa tradition théopoétique et son origine aristocratique, il convenait de rappeler ici que depuis sa création, la danse délévation est dobédience noble et spirituelle. Elle est apparue en Occident aux temps des premières croisades, dans les cours féodales chrétiennes, dès les xie et xiie siècles. A laube de la Renaissance, elle a conçu un art scénique fastueux auprès des princes de Bourgogne et des banquiers florentins. Par la suite, elle sest perfectionnée en France, puis en Italie, au Danemark et en Russie, depuis Louis xiv jusquà nos jours. Cette danse linéaire, dite classique car normative et légale, concourt essentiellement à lidéalisation du corps érectile. Au sein des cultures monothéistes, elle façonne une déification de la personne. Dans lActe blanc, la ballerine telle Giselle incarne la revenante irrésolue. De par son aspect vaporeux, de par son délié, sa légèreté, son moelleux, la danse délévation figurée dans limage du spectre crée lune des représentation du sublime.
Valérie Folliot
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Préambule,à la conférence-démonstration donnée par Madame Wilfride PIOLLET
à lOpéra Bastille, Paris en mai 1997 "Sur les traces des Dames blanches"
Valérie Folliot
Lattraction que la danse délévation exerce sur les esprits a conduit les recherches de Madame Wilfride Piollet à se concentrer sur les catégories esthétiques de la " grâce " et du " sublime ". Afin détayer une réflexion traitant du caractère transcendantal du Ballet romantique et de la qualité a-gravitationnelle du geste en Danse classique, lauteur analyse comment ce langage parvient à libérer le corps des lois de la pesanteur et à le rendre ardent. Cest ainsi quà travers la thématique des " Dames blanches ", Wilfride Piollet a choisi détudier spécifiquement limage du spectre en tant que personnage théâtral ; doù ce présent commentaire sur les idées corollaires de " Dame blanche " et dentre-deux.
Lhéroïne qui peut être un ange ou bien une déesse, mais aussi un démon quelquefois, évolue dans un lieu indéterminé car elle ne parvient pas à lespace consacré des cieux. Dici et dailleurs, de nulle part, cette revenante figurée par les gestes délévation de la danseuse classique ou moderne, illustre la poétique de limaginaire icarien. Implicitement, la légende de la Dame blanche véhicule sa référence aux esprits. Cet essai se propose de montrer combien le Ballet romantique et sa filiation saisissent avec prégnance la vérité du "corps glorieux". Du point de vue dune Histoire des arts chorégraphiques, il semble que ce soit le Romantisme qui ait révélé aux amateurs de la Danse lessence spirituelle de la condition corporelle humaine évoluant dans le cadre du Ballet occidental. Quatre paradigmes permettent à Wilfride Piollet de bâtir son raisonnement.
Cest par le thème du " merveilleux " que lauteur introduit son propos. Elle le place dans un premier temps sous le signe de la lumière ; dans un deuxième temps, la transparence du prisme lumineux et son éclat soulèvent la question de " létat de tendresse " ; puis dans un troisième temps, " la blancheur " dont le lys demeure leffectif emblème, sous-tend la notion de pureté à laquelle renvoie la chasteté ; enfin, dans un quatrième temps, symbolisé par lévanescence et la douceur des plumes, les " gestes de lenvol " induisent la valeur rédemptrice de lamour. Wilfride Piollet conclue alors sa réflexion en affirmant que ce sentiment témoigne dabord et avant tout, dune expansion incarnée de lInfini : le don de soi. Cest la raison pour laquelle lauteur le considère comme linstrument suprême du partage, gage ici-bas de lAbsolu.
Dans le champ des arts du spectacle, lenjeu réside en lart de porter la lumière sur les corps, de conduire léclairage en vertu des évolutions du personnage, datteindre à la perfection dun être igné. Par conséquent, léclairage contribue à lémergence dune féerie qui génère la primordiale catharsis sans laquelle les stratégies illusionnistes du spectacle seraient vaines. Attendu que la lumière conditionne la vision, elle relève dun ordre magique. Wilfride Piollet souligne ici que lélectricité a pu dans une certaine mesure sonner le glas du merveilleux. Effectivement, lorsquelle écrase son sujet à force déblouir, daveugler, sa luminosité trop vive et incontrôlée pulvérise le ferment poétique ; car ce nest pas seulement la pénombre régnant dans la cage de scène qui disparaît, mais ce sont également les zones informelles créant lénigme qui volent en éclat. Là où se love le secret qui donne aux théâtres leur couleur, leur climat, dès lors que léclairage électrique illumine crûment ces recoins énigmatiques, le merveilleux qui sied tant à la pénombre mordorée, ou bien au clair-obscur, expire. A vouloir vaincre linconnu, lindistinct, lindiscerné, lélectricité a parfois privé les artisans du spectacle du pouvoir suggestif dune lumière certes plus faible et imparfaite, mais moins froide et plus encline au rêve. Du point de vue de la sensibilité romantique, parce quil appartient à lélectricité de tout montrer et parce quil lui est facile par extension de tout nommer en circonscrivant, léclairage électrique quand il est abrupt, trop précis, trop explicite et déictique, entrave léclosion de limaginaire. Il tue ainsi le merveilleux.
Le spectateur étant invité à se recueillir, afin de ly aider, les artistes du spectacle réunissent les moyens prismatiques qui sauront produire les nuances chromatiques. Grâce aux silences visuels que facilite le noir en ouverture, un pacte tacite amène le public à croire en lincroyable, et linsondable y participe, doù ce miracle du spectacle vécu sur le mode dune cérémonie.
Citant le Littré, Wilfride Piollet rappelle que le merveilleux est ce qui éloigne du cours ordinaire des choses. Compte tenu des interdits, des valeurs morales, considérant lindividu du xixe face à la Loi, les nouveaux procédés de mise en lumière du corps comportent en eux-mêmes leur ambiguïté. De léclairage à la chandelle puis de léclairage à lhuile, on passe à lintroduction de léclairage au gaz et à linstallation de rampes aux lumières vacillantes. En 1822, Aladin ou la lampe merveilleuse inaugure tout à la fois une scénographie et un mode de perception nouveaux. Léclairage au gaz des années 1820 cède à léclairage électrique dans la deuxième moitié du xixe siècle. En 1849 à Londres, Electra ou la Pléiade Perdue de Paul Taglioni règle ses lumières électriques. En 1887, lOpéra de Paris est équipé : un réseau de distribution électrique est installé, qui sera dailleurs refait en 1935.
Très tôt, le traitement de la lumière pose question, à commencer par léclairage de la salle. De par sa nature, la salle de spectacle se prête au déploiement des mondanités qui mettent son public en représentation ; sy montrer prime sur le jeu scénique tant et si bien que la superbe narcissique des spectateurs rivalise avec le spectacle lui-même. Mais vers 1876, Richard Wagner contribue à lavènement dun autre modèle de théâtralité ainsi quà la réhabilitation des arts du spectacle parce quil décide, dans le cadre du théâtre de Bayreuth, déteindre le lustre linstant précédent le début de la pièce, plongeant ainsi lassemblée dans le noir. De par cette initiative, il réforme les règles théâtrales et traduit ainsi dans ses grandes lignes, la conception du théâtre expérimental et son idée dun "art total" ; il réaffirme aussi la profonde sacralité du spectacle ; il accentue le caractère éminemment visuel et iconographique, pictural, de la scène à lItalienne, ce qui contribue à rapprocher les arts vivants des arts plastiques. Désormais, un tableau cinétique sarticule sous lattention hypnotisée du public, protégé de lui-même grâce à la pénombre qui tempère sa pudeur, et protège sa réception émotionnelle de luvre quil découvre et où il se redécouvre. Très vite les metteurs en scène remettent en cause le réalisme du décor en trompe-lil lequel, cependant, se satisfaisait auparavant du halo de la flamme des bougies ou du gaz déclairage.
Toutefois, au début du xxe siècle, lélectricité qui engendre sa révolution scénographique fait éclater limaginaire surtout quand les projections fixes, cinématographiques et quand les rayons Laser confèrent au lieu théâtral des moyens technologiques sachant émanciper limagination créatrice.
Compte tenu des évolutions dans lart de mettre en lumière les corps dansants, Wilfride Piollet explique que la beauté charnelle de la femme dans la société bourgeoise du xixe siècle a dû inspirer aux publics de singuliers dilemmes. Sous lapparence de Dames blanches, les danseuses rayonnent. Elles sont blanches, cest-à-dire pures. Lassimilation du blanc à lespace de lAu-delà induit ici le thème paulinien du corps trépassé qui revient, céleste et vivifiant, éclatant en son habit de lumière (1 Co.15). Cette métonymie replace lartifice métaphorique de la plume immaculée dans toute sa spiritualité. En outre, Wilfride Piollet souligne quau travers de Odette et de Giselle, leau et lair sont intimement liés. Mais le moment est enfin venu de céder à lauteur son propre espace de réflexion.
Valérie Folliot